C’est le plan d’une rue où habiteraient mes rêves…
Consultable sur www.rueronde.fr.
Le théâtre
L’église a une jumelle, et devant elles, une vieille dame vend des fleurs dans un étal de bouquiniste. Alors que je passe par là, un homme dans sa voiture écoute très fort une chanson que j’aime. Je m'arrête pour danser sur le trottoir, et la vieille dame me rejoint pour bouger de sa drôle de façon. Elle raconte des blagues avec une voix rauque, et les termine en faisant sonner la cloche dans sa main gauche, à l’aide du bâton dans sa main droite. Je décide de lui acheter un bouquet de grosses fleurs jaunes et de petites fleurs roses. Je voudrais qu’elles ne soient pas trop mûres, qu’elles aient le temps de s’ouvrir, mais je me retrouve avec un bouquet de bourgeons. La vieille femme m’emmène au théâtre anarchiste tenu par son fils et sa belle-fille, c’est tout à côté. Nous montons des escaliers et trouvons les membres d’une mignonne petite famille assis face à face dans deux canapés. Je regarde les affiches des pièces anarchistes sur le mur tandis que le plus jeune des garçons m’observe avec des grands yeux gris. Il assure qu’il me reconnaît. Il a raison. J’ai apporté, une fois, une rose rouge à un acteur qui me plaisait. Mais là, je fais semblant de ne pas savoir de quoi il parle.
Le saloon
Au numéro 7, il y a un énorme saloon avec des cactus qui poussent directement du parquet. Tous les mecs y ont des moustaches, même celui que j’ai aimé. Entre deux plantes qui piquent, il joue de la musique folk, assis sur notre ancien canapé. Il fait des duos avec des chanteur.se.s qui s’assoient sur ses genoux. C’est au tour de Jimmy, son élève de guitare. Jimmy est né dans les montagnes et n’a jamais vu la mer. Il ne sait pas qu’elle est salée. La mer sucrée, il dit. Je lui annonce la vérité et il ne me croit pas. Sa maman lui sourit. Elle porte un bikini bleu.
La rivière
Je ne sais pas bien comment Sofiane, Emre et moi nous retrouvons, venant de la place de la Concorde, à la rivière Ronde. Cette rivière coule en cercle et on ne sait jamais combien de temps on mettra à en faire le tour complet. C'est le matin, nous sommes éméchés, et nous tombons à pic! Il y a un bateau amarré au ponton de pierre, prêt à partir, qui pulse de l'électro matinale. Un petit monsieur aux airs de Staline écarte une corde sale avec ses deux doigts grassouillets pour nous laisser embarquer. De ses autres doigts, il nous tend des billets jaunes et dit quelque chose de grognon en turque. On reste plantés là, confus, bien qu’Emre parle sa langue, mais comme l’homme regarde déjà ailleurs, on monte sur le bateau.
Le poulpe
Il y a un endroit où la rivière se sépare en deux courants. L’un d’eux devient très peu profond, presque un ruisseau, et passe par-dessus l’autre comme une bretelle d’autoroute fluviale. Nous y pêchons le Poulpe Tigre, un poulpe rare, avec des grands filets à papillons. Mes ami.e.s s’y connaissent, mais c’est ma première fois. Je me concentre. J’épie le moindre mouvement parmi les rochers. Je sens quelque chose de visqueux se glisser entre mes orteils. Je vois deux yeux gris me regarder sous l’eau claire. Je me dis, ça y est. Je place le filet dans le chemin du poulpe et je le regarde se faire doucement attraper. Puis, je saute d'excitation. Les points de couleur sur son dos et ses tentacules dansent dans le filet. C’est beau. J’ai le droit de garder mon premier poulpe, mais je le libère quand même.
Note de l'artiste
“Chers rêves, Vous seuls comptez. Vous êtes mon espoir et je vis pour vous et en vous. Vous êtes crus et sauvages, les couleurs, les parfums, passion, événements qui apparaissent. Vous êtes les choses pour lesquelles je vis. S’il vous plaît, prenez-moi.”
Sang et stupre au lycée de Kathy Acker
Il y a dix ans, j’écrivais tous mes rêves. Je voulais faire durer le plaisir de rêver comme on suce un berlingot, retourner chaque détail contre ma langue au cours de la journée, et pouvoir retrouver leur goût dans ma gorge quand il fallait être éveillée. Et aussi parce que j’avais du temps.
Écrire ses rêves au réveil, c’est comme les tailler directement dans sa mémoire. Même sans les relire, on se souvient des images précises vues derrière ses paupières, et les images ramènent les peurs, les émerveillements, les absurdités.
Un matin - on se souvient rarement des rêves du milieu de la nuit - j’ai rêvé un déjà-vu. Je marchais dans une rue et j’ai eu le sentiment que ce n’était pas la première fois. Et puis, alors que j’avançais, j’ai reconnu un bâtiment. C’était celui “où j’ai déjà rêvé l’autre fois!”
Réveillée, j’ai ouvert le carnet bleu qui attendait sous mon oreiller et j’ai choisi des rêves pour qu’ils vivent dans la rue Ronde.
Très vite, j'ai pensé que la rue Ronde devait être dessinée, qu’elle devienne une illustration de Claude Ponti ou une fresque d’Où Est Charlie?, mais pas par moi. Je savais griffonner, tout au plus. Malheureusement, je n’ai pas trouvé preneur, alors les rêves sont restés dans un tiroir, et de temps en temps, j’en retrouvais furtivement la forme pointue sur mon palais.
Il y a un an, j’ai eu envie de dessiner.
Entretemps, j’avais tourné les pages à l'arrière de la Boutique Obscure de Georges Perec. Là, il y a un sociologue qui dit des choses assez vieillottes -même sexistes et racistes, comme le sont souvent les choses vieillottes- mais qui pose une bonne question. Il affirme que l’étude des rêves dans le monde occidental se fait toujours au niveau individuel. Ce qui n’est pas surprenant: Qui a du temps à consacrer au monde improductif des rêves? Les fous, les superstitieux et ceux qui peuvent se payer un psy. Mais si on cherchait le politique dans le rêve, qu’est-ce qu’on y trouverait? ¹
Les dix années qui ont passées me permettent de penser cette question au travers de différents prismes - des loupes qui révèlent des formes occultées. La première de ces loupes, je l’ai prise en main en regardant les couleurs de ma boîte de feutres. Dans mes rêves de femme blanche, quelle est la couleur de peau des gens qui font la queue dans la métro? Est-ce que, dans mes rêves aussi, la blancheur a pris la place trop encombrante de la norme? Quand je rêve d’un homme amérindien, taciturne, avec une longue tresse, dois-je le raconter avec les stéréotypes que j’ai rêvé ou le modifier pour ne pas perpétuer le cliché?
-Et ce pour toutes les autres loupes, en les superposant pour trouver de nouvelles formes, et en en oubliant plusieurs, malheureusement.-
À chaque rêve sa réponse. Parfois j’ai modifié le texte pour accentuer l’idée vers laquelle je le sentais tendre. Parfois j’ai adapté le dessin pour lui faire dire quelque chose que le texte ne disait pas. Parfois j’ai laissé l’embarrassante confusion d’origine.
J’ai aussi pensé aux choses auxquelles je ne rêvais pas. Si l’angoisse du déréglement climatique est présente, même dans des rêves d’il y a dix ans, je ne rêve pas de violences policières ni de discrimination à l’embauche, je ne rêve pas de guerre ni de famine. Et c’est peut-être aussi pour ça que j’ai envie de passer autant de temps avec mes rêves…
Je vous souhaite le plaisir des rêves accueillants, le privilège du temps pour les visiter, les outils pour les déconstruire, et le réconfort de les raconter à une oreille attentive.
Mathilde Amigorena
1. Charlotte Beradt pose également cette question question avec Rêver sous le IIIe Reich (1981).
Exposition de rue Ronde lors de la résidence de Patrick Nguyen et Athena Livadiotis au restaurant Dame Jane en janvier 2024.